mardi 14 juin 2011

Roland Barthes et L'Empire des signes


« Les villes quadrangulaires, réticulaires (Los Angeles, par exemple) produisent, dit-on, un malaise profond ; elles blessent en nous un sentiment cénesthésique de la ville, qui exige que tout espace urbain ait un centre où aller, d’où revenir, un lieu complet dont rêver et par rapport à quoi se diriger ou se retirer, en un mot s’inventer. Pour de multiples raisons (historiques, économiques, religieuses, militaires), l’Occident n’a que trop bien compris cette loi : toutes les villes sont concentriques ; mais aussi, conformément au mouvement même de la métaphysique occidentale, pour laquelle tout centre est le lieu de la vérité, le centre de nos villes est toujours plein ; lieu marqué, c’est en lui que se rassemblent et se condensent les valeurs de la civilisation : la spiritualité (avec les églises), le pouvoir (avec les bureaux), l’argent (avec les banques), la marchandise (avec les grands magasins), la parole (avec les agoras : cafés et promenades) : aller dans le centre, c’est rencontrer la "vérité" sociale, c’est participer à la plénitude superbe de la "réalité".

« La ville dont je parle (Tokyo) présente ce paradoxe précieux : elle possède bien un centre, mais ce centre est vide. Toute la ville tourne autour d’un lieu à la fois interdit et indifférent, demeure masquée sous la verdure, défendue par des fossés d’eau, habitée par un empereur qu’on ne voit jamais, c’est-à-dire, à la lettre, par on ne sait qui. Journellement, de leur conduite preste, énergique, expéditive comme la ligne d’un tir, les taxis évitent ce cercle, dont la crête basse, forme visible de l’invisibilité, cache le "rien" sacré. L’une des deux villes les plus puissantes de la modernité est donc construite autour d’un anneau opaque de murailles, d’eaux, de toits et d’arbres, dont le centre lui-même n’est plus qu’une idée évaporée, subsistant là non pour irradier quelque pouvoir, mais pour donner à tout le mouvement urbain l’appui de son vide central, obligeant la circulation à un perpétuel dévoiement. De cette manière, nous dit-on, l’imaginaire se déploie circulairement, par détours et retours le long d’un sujet vide. »

L’Empire des signes, Paris, Points Seuil, 2005, pp. 47-50.


« Les rues de cette ville n’ont pas de nom. Il y a bien une adresse écrite, mais elle n’a qu’une valeur postale, elle se réfère à un cadastre (par quartiers, par blocs, nullement géométriques), dont la connaissance est accessible au facteur, non au visiteur : la plus grande ville du monde est pratiquement inclassée, les espaces qui la composent en détail sont innommés. Cette oblitération domiciliaire paraît incommode à ceux (comme nous) qui ont été habitués à décréter que le plus pratique est toujours le plus rationnel (principe en vertu duquel la meilleure toponymie urbaine serait celle des rues-numéros, comme aux Etats-Unis ou à Kyoto, ville chinoise). Tokyo nous redit cependant que le rationnel n’est qu’un système parmi d’autres. Pour qu’il y ait maîtrise du réel (en l’occurrence celui des adresses), il suffit qu’il y ait système, ce système fût-il apparemment illogique, inutilement compliqué, curieusement disparate : un bon bricolage peut non seulement tenir très longtemps, on le sait, mais encore il peut satisfaire des millions d’habitants, dressés, d’autre part à toutes les perfections de la civilisation technicienne.

« L’anonymat est suppléé par un certain nombre d’expédients (c’est du moins ainsi qu’ils nous apparaissent), dont la combinaison forme système. On peut figurer l’adresse par un schéma d’orientation (dessiné ou imprimé), sorte de relevé géographique qui situe le domicile à partir d’un repère connu, une gare par exemple (…). On peut aussi, pour peu que l’on connaisse déjà l’endroit où l’on va, diriger soi-même le taxi de rue en rue. On peut enfin prier le chauffeur de se faire lui-même guider par le visiteur lointain chez qui l’on va, à partir de l’un de ces gros téléphones rouges installés à presque tous les éventaires d’une rue. Tout cela fait de l’expérience visuelle un élément décisif de l’orientation : proposition banale s’il s’agissait de la jungle ou de la brousse, mais qui l’est beaucoup moins concernant une très grande ville moderne, dont la connaissance est d’ordinaire assurée par le plan, le guide, l’annuaire de téléphone, en un mot la culture imprimée et non la pratique gestuelle. Ici, au contraire, la domiciliation n’est soutenue par aucune abstraction ; hors le cadastre, elle n’est qu’une pure contingence : bien plus factuelle que légale, elle cesse d’affirmer la conjonction d’une identité et d’une propriété. Cette ville ne peut être connue que par une activité de type ethnographique : il faut s’y orienter, non par le livre, l’adresse, mais par la marche, la vue, l’habitude, l’expérience ; toute découverte y est intense et fragile, elle ne pourra être retrouvée que par le souvenir de la trace qu’elle a laissée en nous : visiter un lieu pour la première fois, c’est de la sorte commencer à l’écrire : l’adresse n’étant pas écrite, il faut bien qu’elle fonde elle-même sa propre écriture. »

Ibid., pp. 51-55.

« La gare, vaste organisme où se logent à la fois les grands trains, les trains urbains, le métro, un grand magasin et tout un commerce souterrain, la gare donne au quartier ce repère, qui, au dire de certains urbanistes, permet à la ville de signifier, d’être lue. La gare japonaise est traversée de mille trajets fonctionnels, du voyage à l’achat, du vêtement à la nourriture : un train peut déboucher dans un rayon de chaussures. Vouée au commerce, au passage, au départ et cependant tenue dans un bâtiment unique, la gare (est-ce d’ailleurs ainsi qu’il faut appeler ce nouveau complexe ?) est nettoyée de ce caractère sacré qui marque ordinairement les grands repères de nos villes : cathédrales, églises, mairies, monuments historiques. Ici, le repère est entièrement prosaïque ; sans doute le marché est, lui aussi, un lieu central de la ville occidentale ; mais à Tokyo la marchandise est défaite par l’instabilité de la gare : un incessant départ en contrarie la concentration ; on dirait qu’elle n’est que la matière préparatoire du paquet et que le paquet lui-même n’est que le passe, le ticket qui permet de partir.

« Ainsi chaque quartier se ramasse dans le trou de sa gare, point vide d’affluence de ses emplois et de ses plaisirs. »

Ibid., pp. 56-57.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire