« Le mot me faisait rire : « libre », ils sont des millions à employer ce mot, mais qu'est-ce que ça veut dire : « libre » ? De quoi parlent-ils exactement ? La docilité rampe sous les allures ; ce sont souvent les plus résignés, les plus secrètement amoindris qui se vantent d'être libres. [...] Presque tout le monde se contente d'une fausse liberté : celle du « temps libre » entre deux labeurs, celle des « congés », des « vacances », celle qu'on vous accorde une fois que vous vous êtes laissé prendre en otage. Cette liberté-là n'est jamais qu'un arrangement avec l'idée qu'on se fait de soi, une manière de négocier avec ce qu'on supporte, d'être toujours débordé par la somme des contraintes que l'on accepte pour « gagner sa vie ». Cette « liberté », je la connaissais bien : elle n'est qu'un interstice malade entre le désir frustré et la soudaine compensation qui le soulage - un couloir, rien qu'un couloir. Là-dessus, ils mentent tous ; ils mentent sur la vie qu'ils mènent, une soi-disant « vie libre », où ils s'« accomplissent » : en réalité, ils appliquent le programme, et le temps qu'on leur laisse les soulage de celui dont on les prive. Ainsi feignent-ils toujours d'avoir voulu ce qu'ils ont ; et toujours ils approuveront ce dont il leur arrive de se plaindre. » (pp. 72-73)
« Bien sûr, les vents contraires, le destin, Poséidon, tout ça l'empêche de reprendre la mer, mais quand même, Ulysse, rentrer à la maison, ce n'est pas son genre. C'est vrai, ai-je dit, on ne sait pas de que désire Ulysse, mais il désire autre chose. Je crois que c'est l'inconnu qui le mène. Il s'est perdu en chemin, et puis il a senti qu'à partir du moment où l'on se perd commence le vrai chemin. Tant qu'on ne se perd pas en chemin, on n'est pas sur le chemin, on n'est sur aucun chemin, on rentre chez soi, voilà tout, et rentrer chez soi, c'est se priver des sirènes. Le chant des Sirènes, Ulysse, il voulait vraiment l'entendre ; et entendre le chant des Sirènes, c'est le contraire du retour à la maison. Si l'on écoute le chant des Sirènes, alors le chemin s'ouvre à chaque seconde, comme un égarement merveilleux ; et sur ce chemin on n'évite pas le risque, on croise des choses terribles, on en mourra peut-être, et si l'on n'en meurt pas, ce chemin, il sera celui de nos éclaircies, on vivra ce qu'on avait jamais vécu, peut-être même commencera-t-on enfin à vivre. » (p. 77)
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